Le Dictionnaire des Antiquités Grecques et Romaines de Daremberg et Saglio

Article ATTICA RESPUBLICA

ATTICA RESPUBLICA

ATTICA RESPUBLICA. Constitution politique d'Athènes. La constitution politique d'Athènes n'a pas été imaginée d'un seul coup, ni établie de toutes pièces par un sage législateur. Elle a eu ses racines dans de trèsvieilles institutions domestiques et religieuses ; elle s'est ensuite modifiée suivant les besoins de chaque génération. Si l'on veut s'en faire une idée exacte, il ne suffit pas de l'observer à une seule époque de l'histoire de cette ville ; il en faut voir les principes et l'origine, en distinguer les différents âges, en suivre le développement régulier. 1. Époque primitive. -Le principe générateur de l'État, chez les Athéniens comme chez tous les Hellènes, fut le y€vos. La constitution originelle de la famille explique toutes les institutions sociales et politiques des premiers âges ; elle donne même le sens de presque toutes les révolutions des âges suivants. Cette famille des temps antiques, outre le lien du sang, était unie par un lien religieux. Le culte commun d'un ancêtre en retenait tous les membres autour d'un même foyer et d'un même tombeau; sa religion lui défendait de se diviser [FAMILIA]. Aussi cette famille arrivait-elle rapidement à être assez nombreuse; elle comprenait plusieurs branches d'hommes libres qui descendaient du premier ancêtre, et autour de celles-ci se groupait tout un petit peuple de serviteurs, de clients, d'esclaves que la nécessité ou la force y avait peu à peu attachés. C'étaient deux classes de rang fort inégal. La première qui sentait dans ses veines le sang de l'ancêtre adoré, et à qui la naissance même donnait le droit au culte et l'aptitude aux fonctions religieuses, tirait de là sa supériorité héréditaire; on l'appelait la classe des Eupatrides. La seconde, qui n'avait rien du sang sacré, n'avait non plus aucune aptitude à accomplir le sacrifice et à prononcer la prière; au point de vue religieux comme au point de vue social, elle était à ja croire que le roi ne pouvait ni entreprendre une guerre, ni lever une contribution, ni décréter une loi sans l'assentiment de ces chefs de yév ,, dont chacun était presque aussi fort que lui et qui réunis l'étaient bien davantage. Il est clair que, toutes les fois que les intérêts communs étaient en jeu, il devait convoquer tous les membres de l'association et prendre leur avis. Plutarque nous a conservé dans sa Vie de Thésée une vieille formule qui date de cette époque et qui atteste que l'usage des assemblées publiques est aussi ancien que la réunion de tous les ysvr en un seul États. Sans doute il ne s'agissait pas là d'assemblées populaires ; il n'y avait rien de démocratique dans l'état social de ce temps-là. Tant que l'inégalité régnait dans chacun des groupes associés, elle devait régner aussi dans l'association entière. Il y aurait eu une singulière contradiction à ce que les Eupatrides fussent si fort au-dessus des autres hommes dans leurs cantons et sur leurs domaines, et qu'ils devinssent leurs égaux dans la cité. Il est probable que les chefs des yévs formaient seuls à cette époque le corps politique, le c~ uoc, et qu'ils composaient seuls les assemblées. Si de simples hommes libres et même des clients avaient le droit d'y figurer avec eux, c'est que chacun des Eupatrides s'y faisait suivre de ses inférieurs, de même que le patricien de Rome dans les comices par curies se montrait entouré de sa gens. L'Eupa.tride seul comptait et seul donnait son vote. Lorsque les contemporains de Périclès ou de Démosthènes louaient Thésée d'avoir fondé des institutions démocratiques, ils étaient dupes d'une illusion et jugeaient l'antique Athènes d'après celle où ils vivaient. La première constitution qui régit la cité fut nécessairement celle qui était indiquée par la situation même. Comme la cité naissait de l'association d'une centaine de petits chefs qui, en restant souverains chez eux, consentaient à reconnaître au-dessus d'eux un chef suprême, il en résulta que le gouvernement intérieur de chaque yévoç resta monarchique et que le gouvernement central, sous les dehors de la monarchie, fut surtout aristocratique. Existait-il alors des comices réguliers et un sénat permanent, on ne saurait le dire; mais ce qui paraît hors de doute, c'est que le corps des Eupatrides devait avoir des moyens d'exprimer et de faire prévaloir ses volontés. Dès cette primitive époque, il y eut des conflits et des révolutions. La royauté et l'aristocratie ne pouvaient manquer d'entrer en lutte. Il paraît d'après toutes les traditions que Thésée voulut étendre son pouvoir et chercha à diminuer l'importance des Eupatrides. Pour les combattre, il s'appuya sur les classes inférieures. C'est apparem ment pour ce motif qu'il devint plus tard le héros légendaire de la démocratie athénienne. Mais de son vivant, les classes inférieures ne semblent pas l'avoir soutenu avec beaucoup d'énergie , et ce qui est bien certain c'est qu'elles ne lui procurèrent pas la victoire. Les Eupatrides renversèrent Thésée, le chassèrent d'Athènes et donnèrent la royauté à une autre famille 3. Depuis ce moment, jusqu'à la mort de Codrus, les traditions athéniennes portent les traces manifestes de longues agita ATT 73 AIT mais sujette ; sa conscience comme ses bras appartenaient saient le sacrifice, prononçaient la justice et commandaient à l'Eupatride. Ce yévoc, qui était à lui seul une société les troupes de guerre. Dans une société ainsi organisée, complète, devait avoir son gouvernement intérieur. 11 il était impossible à un roi d'être un maître. Nous devons obéissait tout entier à l'un des Eupatrides, à celui qui descendait des aînés de la race et qui représentait l'ancêtre divin. Cet homme était à la fois un père de famille, un prêtre, un juge, un chef militaire; on lui donnait à l'origine le même titre qui fut donné plus tard aux chefs des cités : on l'appelait (îxat),nà, ou âpxmv. II exerçait dans l'intérieur de son y€voc une autorité que la religion rendait sacrée et inviolable. On voit par les vieilles traditions de l'Attique' qu'il se passa plusieurs siècles pendant lesquels chacun de ces ysvr;, occupant un petit canton, formait un État autonome. Aucun lien politique ne les unissait entre eux ; la cité n'existait pas encore. Chacun d'eux avait sa religion particulière, ses dieux et son prytanée, son archonte. Ils se faisaient souvent la guerre, et ce qui prouve mieux que tout le reste combien ces petites sociétés étaient distinctes et séparées l'une de l'autre, c'est que le mariage était interdit entre membres de deux yévri, comme il le fut plus tard entre membres de deux cités'. Mais peu à peu les besoins ou les sentiments rapprochèrent les hommes. Les yévil commencèrent par s'unir entre eux par petits groupes. Dès l'époque qui est représentée dans l'histoire par le nom de Cécrops , ils formaient douze confédérations : c'étaient comme douze petites cités dans l'Attique. Puis, de ces douze États, celui des Cécropides, qui occupait le rocher où fut l'Acropole d'Athènes, prit insensiblement la suprématie. Enfin, Thésée, héritier des Cécropides, réunit les douze groupes, c'est-à dire tous les yév,~, en une seule association qui fut la cité athénienne. Il lui donna un centre religieux et politique, le prytanée d'Athènes ; un culte commun, celui d'Athéné Poliade ; une fête sacrée à laquelle tous prirent part [SYNOII{IA] 3. Sur la constitution qui régit d'abord cette cité, nous ne trouvons pas dans les historiens des renseignements bien précis et les éloges qu'en firent plus tard les poètes et les orateurs ne sauraient avoir beaucoup d'autorité. Ce que l'on peut dire, du moins, avec certitude, c'est que cette cité primitive avait un roi à sa tête, mais que ce roi n'était pas un maître absolu. La cité, qui s'était formée peu à peu par plusieurs groupements successifs, devait ressembler beaucoup à un État fédératif. L'association n'avait nullement détruit la constitution intérieure de chaque ' voç ; elle ne l'avait même pas modifiée. Cette sorte de grande famille, tout en devenant partie intégrante de la cité, garda son ancien culte, ses usages, ses lois, ses fêtes, sa juridiction intérieure. Elle resta sous le gouvernement de son chef eupatride et continua à former un petit État monarchique dans le sein duquel le pouvoir de la cité ne se faisait pas sentir. Les deux classes qui composaient le yévoc demeuraient aussi inégales que par le passé, et l'autorité du chef aussi absolue. Dans une telle situation, le roi de la cité ne pouvait pas être un souverain omnipotent. Il était un chef qui commandait à d'autres chefs ; l'autorité de ceux-ci était exactement de même nature que la sienne ; ils avaient des sujets comme lui ; comme lui, ils tenaient leur dignité de la naissance et de la religion ; comme lui, ils disaient la prière, accomplis. ATT X32 _ ATT Lions. La mort de Codrus, événement que la légende a embelli, mais qui ne laisse pas de paraître fort étrange et assez mystérieux, coïncide avec la victoire définitive de l'aristocratie. La constitution d'Athènes fut alors modifiée d'une manière grave; toutefois on ne doit pas dire que ce changement ait consisté dans la suppression de la royauté. Il ne faut pas perdre de vue que les titres de roi et d'archonte étaient deux mots synonymes dans ces anciens temps. Les chefs d'Athènes, après Codrus, sont généralement désignés dans l'histoire sous le nom d'archontes; mais il est probable, et l'on voit par des documents anciens' qu'ils avaient en même temps le titre de roi. Ce titre ne fut pas aboli, comme on le répète sur la foi de Justin, pour honorer le prétendu dévouement de Codrus; car il continua d'être porté fort longtemps, et il ne disparut même jamais d'Athènes. La religion de ces temps-là exigeait le maintien de la royauté; il fallait qu'il y eût un roi pour accomplir les cérémonies du culte de la cité et continuer la chaîne qui reliait les générations présentes aux anciens dieux. Le changement qui fut opéré à la mort de Codrus fut donc non une suppression, mais un amoindrissement de la royauté. Pausanias nous dit qu'elle devint dépendante et responsable'. Sous cette condition elle resta héréditaire; la famille de Codrus la conserva sans interruption pendant près de quatre siècles. Il est vrai que les limites qu'on lui imposa durent faire de cet archontat ou de cette royauté un pouvoir plutôt nominal que réel. Vers l'an 754, l'aristocratie, voulant l'affaiblir encore, rendit l'archontat décennal et probablement électif. Elle ne l'enleva pas encore à l'ancienne famille régnante ; mais on peut croire que, dans le sein de cette famille, elle se réservait le droit de choisir l'archonte à son gré. Enfin vers 684 elle dépouilla les Codrides de leur vieux privilége, et l'archontat rendu annuel devint accessible à tous les Eupatrides8. Dès lors le gouvernement d'Athènes fut purement aristocratique. Les Eupatrides, au nom de leur vieille prérogative religieuse, étaient seuls prêtres, seuls archontes et seuls juges. Pour se faire une idée exacte de la constitution de ce temps-là, il faut songer que les yinn, ne vivaient pas réunis dans la ville. Épars dans l'Attique, chacun d'eux occupait un domaine qu'il considérait comme sa véritable patrie. Isolé, indépendant, entouré de ses nombreux serviteurs, gouverné par son chef eupatride , il gardait sa religion spéciale, ses lois particulières, toute son autonomie religieuse et politique'. Ces ysivq, associés entre eux par un lien fédératif, formaient 48 groupes que l'on appelait des naucraries ; ceux-ci se groupaient à leur tour en douze phratries, et ces phratries en quatre tribus (tFu)af). Chaque naucrarie avait son prytane, chaque phratrie son phratriarque, chaque tribu son roi (tLUÀoeuet)suç). Ces chefs à tous les degrés n'étaient et ne pouvaient être que des Eupatrides. La cité athénienne n'était encore que l'association de tous ces chefs divers. Ils quittaient leurs cantons à certains jours fixés et venaient s'assembler sur le rocher de l'Acropole, -tdtt„ soit pour accomplir ensemble quelque cérémonie religieuse, soit pour délibé rer sur les intérêts communs. Les prytanes des naucrares semblent avoir formé un conseil 90. L'autorité suprême était confiée à neuf magistrats annuels qui étaient l'Ar chonte, le Roi, le Polémarque, et les six Thesmothètes. Ces personnages qui se partageaient les attributions de l'ancienne royauté, étaient à la fois des prêtres, des jures, des chefs politiques et militaires. L'Aréopage existait depuis longtemps; on ignore comment il était composé à cette époque ; il exereait déjà la plus haute autorité judiciaire ; peut-être y joignait-il les fonctions de sénat délibérant. Nous pouvons discerner, malgré l'absence de documents précis sur ce sujet, quelle fut la condition des classes inférieures sous l'empire d'une telle constitution. Elles n'avaient ni les droits politiques, ni les droits civils, ni les droits religieux. Dans l'intérieur de chaque yivoç, la foule obéissait sans réserve à l'Eupatride ; elle ne pouvait être jugée que par lui ; elle ne pouvait participer à la religion que par son intermédiaire. Si quelques hommes se trouvaient en dedlors des y€vrl, soit qu'ils s'en fussent affranchis, soit qu'ils fussent d'origine étrangère, ils ne comptaient pas dans la cité, puisque celle-ci n'était et ne pouvait être que l'association des 7.v'q, des phratries et des tribus ; ils étaient donc réputés étrangers, et à ce titre ils étaient jugés arbitrairement par le polémarque. La condition matérielle et économique des hommes était, comme il arrive presque toujours , en rapport avec leur condition politique. On ne concevait pas que le droit de posséder le sol pût appartenir à qui n'était pas membre de la cité et n'en avait pas le culte.L'Eupatride seul, en vertu de l'ancienne coutume et de la religion, avait le droit de propriété sur la terre. Ses sujets, membres des branches cadettes ou des familles clientes, n'en pouvaient avoir que la jouissance à titre précaire. Les termes sacrés, ôcot, ne devaient appartenir qu'à l'Eupatride. II. Affaiblissement de l'aristocratie; constitution solonienne. Peu à peu la classe inférieure grandissant en nombre, en énergie, en richesse acquise par le commerce ou l'industrie, aspira à s'affranchir de la domination aristocratique. Cette classe comprenait deux sortes d'hommes, d'abord ceux qui enfermés dans chaque ylvoz supportaient avec peine l'empire de l'Eupatride, ensuite ceux qui n'étant pas répartis dans les ywr„ étaient comme en dehors de lasociété régulière et devaient former une foule analogue à la plèbe primitive de Rome. Les efforts des premiers pour s'affranchir, ceux des seconds pour obtenir en quelque sorte l'entrée de la cité agitèrent Athènes pendant plus d'un siècle. Tous ces hommes, que les traditions représentent comme ayant été fort malheureux sous le dur gouvernement des Eupatrides, demandèrent comme premier adoucissement de leur sort qu'on leur donnât des lois écrites. Jusqu'alors les lois avaient fait partie de la religion; les Eupatrides, par conséquent, avaient eu seuls qualité pour les connaître, pour les interpréter et pour les appliquer. Écrites ou non écrites, elles étaient en tous cas tenues secrètes et la foule était condamnée à les ignorer. Les Eupatrides donnèrent satisfaction à des vieux qui sans doute leur parurent légitimes à eux mêmes, et en 624 ils chargèrent un des leurs, Dracon, de rédiger un code. Dracon, qui partageait toutes les idées de sa caste, paraît s'être contenté de mettre en écrit les anciennes coutumes sans y rien changer. Ses lois, qui étaient sans doute l'expression du droit pénal des vieilles époques, furent regardées comme très-rigoureuses par les généra ATT =535 tions suivantes. Ce que l'on remarque surtout dans les fragments qui nous en sont restés, c'est un caractère de raideur sacerdotale qui devait leur attirer les malédictions de la classe plébéienne. Du reste, Dracon ne modifia en rien la constitution politique. En accordant aux classes inférieures la concession d'un code écrit, il ne songea nullement à affaiblir le pouvoir de la caste aristocratique Il. Tous ceux qui avaient cru qu'il suffirait de mettre en écrit les lois existantes pour sortir de leur malheureuse condition, s'aperçurent après Dracon qu'il fallait changer les lois elles-mêmes. On vit alors à Athènes ce qui se voyait à la même époque dans la plupart des cités grecques. La foule, uniquement désireuse de renverser une oligarchie oppressive, se montra disposée à accepter un tyran, et elle trouva dans l'aristocratie elle même un ambitieux tout prêt à la servir moyennant qu'on lui laissât prendre le pouvoir suprême. Cet homme fut Cylon. Mais les Eupatrides triomphèrent de ce premier essai de tyrannie démocratique. La rigueur avec laquelle ils frappèrent les conjurés laissa dans la population athénienne de profonds ressentiments, et la haine paraît s'être accrue à tel point que les Eupatrides ne purent se maintenir au pouvoir qu'en désavouant et en sacrifiant ceux-là mêmes dont l'énergie sévère les avait sauvés de l'insurrection, les Alcméonides 1S. Il y eut encore à partir de ce moment une trentaine d'années d'agitations et de discordes. On en voit la preuve dans la légende d'Épiménide, le grand purificateur, l'homme ami des dieux, que les Eupatrides appelèrent à Athènes pour lui faire guérir, en même temps que la peste, la maladie morale qui s'était emparée de la population. Il ordonna d'apaiser par un culte deux déesses cruelles, la Violence et l'Impudence 13. Mais les rites religieux et les cérémonies expiatoires, si efficaces qu'ils pussent être en ce temps-là, ne guérirent pas toutes les souffrances. Il est hors de doute que les classes inférieures, c'est-à-dire tout ce qui n'était pas Eupatride, étaient très-malheureuses sous cette domination. Ce dont on se plaignait, c'était moins encore les priviléges politiques de l'aristocratie que les misères sociales qui étaient la conséquence de ce régime. Les deux grands maux étaient, l'un, la législation relative au droit de propriété qui condamnait la plupart des cultivateurs à n'être que des tenanciers sujets à une redevance du sixième des fruits (€xtlo ptot), condition qui n'était peut-être pas sans analogie avec celle des serfs abonnés du moyen âge t4; l'autre, la législation relative aux dettes qui faisait du débiteur, comme dans toute l'antiquité, le serviteur du créancier et même son esclave si la dette n'était pas acquittée au terme fixé 16. L'un et l'autre était la suite naturelle des vieilles règles qui avaient régi jusque-là la condition sociale des différentes classes d'hommes; mais on était arrivé à un temps où l'esprit public n'acceptait plus ces règles. L'excès des souffrances prépara une insurrection des pauvres et des thètes. Les Eupatrides, sentant le danger et ne pouvant le conjurer que par des réformes, choisirent Solon pour les accomplir. Ils se fiaient à lui, parce qu'il était lui-même un Eupatride; mais ils le savaient assez exempt des préjugés de sa caste pour penser qu il opérerait de graves changements à leur préjudice. On se tromperait beaucoup, si l'on regardait Solon comme un philosophe et un théoricien qui aurait combiné savamment une sorte de constitution idéale. Cet homme, qui s'était enrichi, dit-on, par le commerce, était avant tout un homme de sens et d'expérience. II voyait que les désordres qui mettaient l'État en péril avaient leur cause dans les souffrances très-réelles du grand nombre; il voulut faire disparaître cette cause, Or, comme les souffrances tenaient elles-mêmes aux lois relatives à la propriété et aux lois sur les dettes, il changea les unes et les autres. Il établit, d'une part, que le corps de l'emprunteur ne serait plus garant de sa dette, et que par conséquent le débiteur insolvable ne serait plus l'esclave du créancier. D'autre part, grâce à une mesure que les anciens ne nous font pas clairement connaître, mais qui paraît avoir modifié la nature et les conditions du droit de propriété, il rendit les petits cultivateurs propriétaires de leurs champs. La grande importance de cette seconde réforme est attestée par Solon lui-même qui dit dans ses vers : n C était une oeuvre inespérée; je l'ai accomplie avec l'aide des dieux; je prends à témoin la déesse Mère, la Terre noire, dont j'ai en maints endroits arraché les bornes, la terre qui était esclave et qui maintenant est libre. » En tout cela, Solon avait réellement accompli une révolution sociale ; il avait mis de côté l'ancienne religion de la propriété qui, au nom du dieu Terme immobile, retenait la terre dans les mains des Eupatrides. Après lui, la classe des éx'rruéptoi ne se retrouve plus dans l'Attique, et l'on n'y voit non plus rien qui ressemble au servage de la glèbe qui continua d'exister dans la plupart des États grecs. Telle est, suivant toute apparence, la partie la plus importante de l'oeuvre de Solon. Il est vraisemblable que c'est cette grande révolution sociale que les contemporains de Solon appelèrent du nom énergique de actes/9sta [sEISACu'rutiIA] ; les générations suivantes en célébrèrent le souvenir par une fête annuelle 1a. Les réformes politiques qu'il accomplit ensuite, ne paraissent pas avoir eu d'autre objet que de garantir les classes récemment affranchies contre le retour du servage. Il ne modifia la forme du gouvernement que pour mettre ATT _ 536 ATT ces hommes en état de défendre à l'avenir leur liberté civile et pour leur donner, comme il disait lui-même, un bouclier pour se défendre. Il s'en faut beaucoup que la constitution solonienne nous soit clairement connue. Plutarque qui essaye de la décrire et les orateurs attiques qui 1' nvoquent pour les besoins de toutes leurs causes, ont certainement confondu avec l'ceuvre du grand législateur plusieurs institutions qui n'ont pu être établies qu'après lui. Aristote n'en parle guère que pour mettre en présence les deux opinions fort divergentes que les hommes de son temps se faisaient de cette législation La seule chose qui soit bien avérée, c'est qu'il partagea la population de l'Attique en quatre classes. Le principe de cette division nouvelle ne fut pas la naissance, ce fut la fortune. Ceux qui possédaient en biens-fonds un revenu annuel équivalant à 500 médimnes de blé formèrent la première classe et on les appela les pcntacosiomédimnes. Ceux dont le revenu atteignait la valeur de 300 ou de 200 médimnes composèrent les classes des chevaliers et des zeugites. Les pauvres étaient rejetés dans une quatrième classe dont l'infériorité sociale était marquée par le nom de thètes qui lui restait appliqué 18. Cette division instituée par Solon était à la fois financière, militaire et politique; car l'inscription du citoyen dans l'une ou l'autre des quatre classes réglait son rang à l'armée, le chiffre de ses contributions, et enfin sa part dans le gouvernement. Les trois premières classes payaient seules l'impôt; seules elles devaient le service militaire. L'impôt était progressif, de telle sorte que la première classe payait deux fois plus que la seconde et six fois plus que la troisième. Le service militaire était aussi plus lourd et plus coûteux à mesure qu'on s'élevait, et les pauvres en étaient tout à fait exempts. Ainsi les obligations, les charges, les dangers même étaient d'autant plus grands que l'homme était plus riche. Il en était de même des droits politiques et de l'importance dans l'État. La dignité d'Archonte était réservée aux citoyens de la première classe : quelques fonctions inférieures pouvaient être remplies par les hommes de la seconde et de la troisième. Les thètes, qui ne payaient pas d'impôts et qui ne devaient pas le service militaire t9, n'avaient aussi aucun accès aux magistratures ; on peut même douter qu'ils eussent des droits politiques, bien que Plutarque pense qu'ils eurent dès lors entrée dans l'assemblée. On attribue à Solon d'avoir institué le premier l'assemblée du peuple. Une sorte de comices devait exister avant lui sous le régime aristocratique. Il en changea vraisemblablement la composition et la nature. Pour apprécier cette partie de sa réforme, il faudrait savoir avec précision quels hommes figuraient dans l'assemblée, s'ils y étaient répartis suivant des cadres comme dans les comices romains, comment ils y votaient, enfin si tous les suffrages avaient une égale importance. Rien ne prouve, en effet, que les assemblées du vI" siècle ressemblassent à celles que nous verrons 450 ans plus tard, et il n'est guère vraisemblable qu'elles eussent un caractère aussi démocratique. Il est possible que les assemblées athéniennes aient passé par les mêmes changements que les comices romains ; mais l'absence de documents précis nous laisse dans l'ignorance à cet égard. Il en est à peu près de même si nous voulons parler du sénat de Solon. Il n'est guère douteux qu'un sénat (Goule/1) n'existât depuis longtemps; Solon ne fit peut-être qu'en modifier la composition et y introduire des hommes nouveaux. Tandis que ce conseil ne pouvait être avant lui que la réunion des Eupatrides, il est probable qu'il fut composé dès lors d'hommes des trois premières classes. Nous ne savons avec certitude qu'une chose, c'est qu'il comptait 400 membres, c'est-à-dire 400 de chacune des tribus. Nous devons croire d'ailleurs que ses attributions étaient alors trèsrestrein tes. L'importance appartenait à un autre sénat qu'on appelait le sénat d'en haut, $ âvol (iou)ri;, ou sénat de la colline d'Arès, i aoa(ou Tulyou (iou),71. Ce conseil, qui est connu dans l'histoire sous le nom d'Aréopage, tenait dans la constitution solonienne une très-grande place. Outre ses attributions judiciaires, il avait la surveillance générale de la cité, la garde des lois, enfin toute cette autorité que quelques États modernes donnent à une chambre haute. Il était composé des archontes sortis de charge et formait un corps inamovible. Cette constitution de Solon ne laissait pas d'être encore très-aristocratique. Le grand changement était que l'aristocratie n'était plus de même nature que parle passé ; elle admettait le riche à côté de l'Eupatride. Au lieu d'être fondée sur les vieilles idées religieuses du yévo6, elle se fondait sur la fortune. L'inégalité était d'ailleurs aussi légitime qu'il est possible, puisque les charges y étaient proportionnées aux droits. On peut encore remarquer que, s'il y avait des classes privilégiées, du moins n'y avait-il plus de classe qui n'eût aucun droit et qui pût être opprimée impunément. Aussi Aristote dit-il en parlant de Solon qu'il détruisit la puissance absolue de l'oligarchie et qu'il fit cesser l'esclavage du peuple. Solon lui-même caractérisait bien son oeuvre quand il disait dans ses vers qu'il avait donné au peuple autant de force qu'il lui en fallait pour se défendre. Il avait voulu l'affranchir; il n'avait pas eu la pensée de lui donner l'autorité. III. Nouveaux changements après Solon. Ce qui prouve bien que la constitution de Solon n'était pas démocratique, c'est que les classes inférieures ne s'en montrèrent pas satisfaites. Les pauvres se plaignirent des riches, de même qu'auparavant riches et pauvres s'étaient plaints des Eupatrides. La foule aspira à de nouveaux changements dans la constitution. Par un sentiment de haine aveugle pour l'aristocratie nouvelle, elle accepta un tyran et elle aida Pisistrate à s'emparer du pouvoir'-0. Il en était de même dans la plupart des cités grecques. D'ailleurs ni Pisistrate, ni son fils, qui régnèrent près de cinquante ans, ne paraissent avoir modifié la constitution solonienne plus qu'il n'était strictement nécessaire au maintien de leur propre pouvoir. S'ils supprimèrent la liberté politique, ils affermirent en retour les réformes de l'ordre social et garantirent contre une réaction la partie la plus importante de l'oeuvre de Solon. On voit clairement dans l'histoire qu'après la domination des Pisistratides la vieille aristocratie de naissance se trouva encore plus faible qu'elle n'avait été avant leur avénement. Ce demi-siècle de monarchie fut favorable aux classes inférieures. A partir de ce moment, la constitution athénienne continua à se modifier à chaque nouvelle génération, en s'avan A`1"f 53T ATT_ çant d'un mouvement continu vers la démocratie. Clisthènes, aussitôt après la chute des Pisistratides, accomplit une grande réforme que Solon avait laissé à faire. En effet, Solon, en établissant une division en quatre catégories suivant la fortune, avait laissé subsister l'ancienne division en yévx, en phratries et en quatre tribus de naissance (eu),ul yevtx%l). Or, ces divers groupes, qui dataient des temps primitifs de la société athénienne, en avaient conservé les vieilles règles et surtout le vieil esprit. Dans chacun d eux il y avait un culte, un autel, un dieu particulier ; il y avait surtout une autorité héréditaire. et il fallait obéir au chef eupatride au nom de l'antique foi. L'inégalité de naissance, si elle avait été supprimée par Solon dans la cité, subsistait tout entière dans la tribu et dans le -7r'vot-, c'est-à-dire dans la vie journalière de l'homme et à l'égard de ses intérêts les plus personnels. On peut même croire que cette division en yév' , en phratries et en tribus, conservait encore après Solon des effets en politique. En effet, il paraît bien que l'on ne pouvait être archonte, aréopagite, sénateur que si l'on appartenait à l'une des quatre tribus, et il est certain que l'on ne pouvait être compté dans une tribu que si l'on était déjà membre d'une phratrie et d'un ., évos. Il résultait de là que pour posséder l'intégrité des droits politiques, il fallait, ou bien être eupatride, ou bien accepter dans l'intérieur du yévoq l'autorité d'un eupatride. Tous ceux qui étaient en dehors des yevr (et ils étaient sans doute fort nombreux dès cette époque) étaient privés des droits de citoyen. C'est cette situation que Clisthènes fit disparaître. Peut-être aurait-il supprimé les 'f et les tribus, si l'invincible respect qui s'attachait à ces vieilles institutions ne l'en eût empêché. Il se contenta d'établir, à côté de ces anciens groupes, une nouvelle divi sion. Il partagea la population en dix tribus, et chacune de celles-ci en un certain nombre de dêmes. A ne regarder que le dehors, les dix nouvelles tribus ressemblèrent fort aux quatre anciennes, et les dêmes aux yév-q. Chacun de ces groupes eut aussi son culte, son sanctuaire, son prêtre, son juge, ses réunions pour les cérémonies religieuses, ses délibérations sur Ies intérêts communs; mais au fond les différences étaient considérables. Dans les tribus nouvelles et dans les dêmes la population n'était pas répartie d'après la naissance; elle l'était d'après le domicile : le riche se trouvait à côté du pauvre, le fils du thèse à côté du fils de l'Eupatride. Les chefs de ces nouveaux groupes, au lieu de tenir leur pouvoir de l'hérédité et d'être nécessairement des Eupatrides, étaient ou élus par leurs égaux ou désignés par le sort sans distinction de naissance ou de fortune. Enfin, une foule d'hommes qui, par des raisons diverses, n'avaient pas eu place dans les yévn et dans les ps)s i yevtxai, entrèrent dans les dêmes et dans les nouvelles tribus; ils entrèrent naturellement aussi dans la cité et acquirent des droits politiques''. Un passage d'Aristote montre que par cette seule réforme le nombre des citoyens fut considérablement augmenté; beaucoup d'hommes qui auparavant n'avaient pu être considérés que I. comme des étrangers ou des affranchis, furent réputés citoyens. L'assemblée du peuple devint nécessairement plus nombreuse et prit une physionomie plus démocratique. Le sénat, tiré des dix tribus nouvelles et non pas des quatre anciennes, compta désormais 500 membres. Les historiens ne nous éclairent pas sur les détails des réformes de Clisthènes, mais ils marquent nettement ce point capital qu'il changea la composition et la nature du corps politique; c'est peut-être là la révolution la plus importante et la plus radicale qui se soit accomplie dans l'histoire d'Athènes 4'. Vers le même temps et comme conséquence de la même réforme, les stratéges furent créés. Ils étaient au nombre de dix, comme les nouvelles tribus, et chacun d'eux en commandait une. L'institution de cette nouvelle magistrature modifia d'une manière sensible les règles du gouvernement athénien. La dignité d'archonte qui datait du temps des Eupatrides et qui, dans son costume, dans ses allures sacerdotales, dans ses fonctions plus souvent religieuses que politiques, gardait une sorte de teinte aristocratique des vieux âges, ne convenait plus à tous les besoins de l'administration de la cité. On ne la fit pas disparaître, parce que les Athéniens, comme tous les peuples de l'antiquité, avaient une extrême répugnance à supprimer les vieilles institutions; mais on créa à côté d'elle une dignité d'un caractère nouveau, celle des stratéges à qui l'on fit passer peu à peu toute l'autorité réelle. Les archontes gardèrent leur éclat extérieur, leur robe blanche, leur couronne de myrte; ils continuèrent à donner leur nom à l'année, à faire les sacrifices, à visiter en grande pompe les sanctuaires de la cité ; on leur laissa même les dehors de leur ancienne autorité judiciaire, à la condition qu'ils ne seraient que des présidents de jurys. Tout pouvoir effectif fut aux mains des stratéges. Peut-être ces nouveaux magistrats ne furent-ils à l'origine que des chefs militaires ; mais, comme l'armée dans toutes les cités anciennes se confondait avec le corps politique, ils devinrent bien vite les véritables chefs du gouvernement. Ils avaient la haute administration des finances, la direction des affaires politiques et militaires, le soin des relations avec les peuples étrangers tn La principale différence entre les archontes et les stratéges consista dans la manière dont les uns et les autres furent nommés. Tous les documents nous montrent que les archontes étaient désignés annuellement par le sort, et il n'y a pas un seul texte qui marque qu'il y ait eu une époque où il en fût autrement. L'opinion des historiens modernes qui soutiennent que ce tirage au sort date seulement de l'époque démocratique, est une pure hypothèse. Plutarque dit au contraire, qu'il était un procédé antique : Hérodote montre qu'il était pratiqué au temps de la bataille de Marathon : Démosthènes en parle comme étant en usage au temps de Solon, et Pausanias dit que les archontes désignés annuellement par le sort remplacèrent immédiatement les archontes décennaux du vlne siècle 3Y. Quand les historiens modernes disent que le 68 ATT è38 ATT tirage au sort était un procédé tout à fait démocratique et qui ne put être imaginé que par suite d'un violent amour de l'égalité, ils en jugent d'après nos idées modernes plutôt que d'après celles des anciens. Isocrate trouvait le tirage au sort beaucoup moins démocratique que l'élection", et il avait raison; car il savait bien que l'on ne mettait pas dans l'urne les noms de tous les citoyens. Un défaut corporel était un motif d'exclusion; il y en avait d'autres, et Ies seuls juges de ces motifs étaient les thesmothètes en fonctions, qui procédaient au tirage non sur le Pnyx, mais dans un temple. Une première condition à remplir pour le citoyen qui voulait être archonte était d'obtenir que son nom fût placé dans l'urne 28. Or, cette démarche même était tentée par peu de personnes ; le pauvre n'avait aucun intérêt à être archonte ; l'ambitieux avait intérêt à ne pas l'être; on eût brisé la carrière politique de Périclès en le confinant dans l'archontat. D'ailleurs il ne suffisait pas que le sort eût prononcé ; il fallait encore subir l'épreuve de la îoxtµxcia. Or, si l'on observe les formules de cet examen qui était inséparable du tirage au sort, on y remarquera la trace visible des vieilles idées aristocratiques et religieuses. L'archonte devait prouver que ses ancêtres étaient citoyens depuis trois générations, qu'il possédait un culte domestique, qu'il avait rempli tous les devoirs religieux envers les morts de sa famille [SACRA PRIVATA] `". Cet examen qui, aux époques postérieures, ne fut plus qu'une vaine formalité, mais qui eut sans nul doute une grande importance à l'origine, porte dans ses questions mêmes l'indice de son antiquité ; il remonte certainement au temps de la domination des Eupatrides ; or, le tirage au sort doit être aussi vieux que lui. Cette manière de choisir les chefs de la cité, loin de se rattacher à une pensée démocratique, découlait d'une croyance religieuse des vieux âges. Pour les anciens le sort n'était pas le hasard ; il était la révélation de la volonté divine. De même qu'on y avait recours dans les temples pour surprendre les secrets d'en haut, nÀr,pop.uvteis, de même la cité y recourait pour le choix de ses chefs , bien persuadée que les dieux désignaient le plus digne. Platon exprimait cette pensée des anciens quand il écrivait : « L'homme que le sort a désigné, nous disons qu'il est cher à la divinité et qu'il a droit de commander ; pour toutes les magistratures qui touchent aux choses sacrées, nous laissons à la divinité le soin de choisir ceux qui lui sont agréables et nous nous en remettons au sort2R. » Cette règle s'appliquait naturellement à l'archontat qui était un sacerdoce aussi bien qu'un commandement. Nous pouvons donc croire qu'elle était aussi ancienne que l'archontat lui-même. Les Eupatrides qui, pendant deux siècles, prirent les archontes dans leur caste, trouvèrent cette manière de les nommer conforme à leurs croyances en même temps qu'à leurs intérêts. Le tirage au sort n'excluait pas d'ailleurs absolument le choix. Il suffisait de mettre dans l'urne aussi peu de noms que l'on voulait. Si l'on avait décidé, par exemple, que Solon serait archonte, il était facile de faire en sorte que le nom de Solon sortît de l'urne20. C'est ainsi que les consuls romains, dans la nuit qui précédait l'élection de leurs successeurs, commençaient par prendre les auspices, c'est-à-dire par demander aux dieux de désigner par le vol des oiseaux quels consuls leur seraient agréables ; mais ils ne les consultaient ainsi qu'à l'égard de ceux qui s'étaient présentés comme candidats et peutêtre même seulement sur ceux que le sénat avait agréés. Le tirage au sort des Athéniens avait le même sens que les auspices de Rome, et la îoxt~,aal« qui venait ensuite équivalait à peu près au choix que les centuries romaines pouvaient faire entre les trois ou quatre candidats auxquels les auspices s'étaient montrés favorables [Ra A mesure qu'Athènes se rapprocha de la démocratie, elle s'éloigna de ces anciennes règles et de ces usages de l'âge aristocratique. Elle ne supprima pas le tirage au sort des archontes, parce que les archontes n'avaient plus aucun pouvoir réel. Mais elle se garda bien de tirer au sort ses véritables chefs, c'est-à-dire les stratéges. Elle prétendit les choisir librement et ne pas se laisser lier par la prétendue volonté des dieux. C'est ainsi que la plèbe romaine eut grand soin de ne pas soumettre aux auspices la nomination de ses tribuns. L'élection, xetpozov(a, remplaça donc pour les stratéges le tirage au sort30. Choisis ainsi au gré du peuple, ils ne dépendirent que de sa volonté et purent être révoqués. On conçoit sans peine combien cette nouvelle manière de désigner le chef de l'État changeait la nature de l'autorité publique. La guerre médique fit faire un pas de plus à la démocratie. Elle surexcita les courages et modifia les habitudes des hommes. Elle mit les armes dans les mains des plus pauvres qui avaient été jusque-là exclus de l'armée. Elle confondit enfin toutes les classes dans les mêmes dangers et dans le même triomphe. Le sentiment de l'égalité complète, que les contemporains de Solon et de Clisthènes n'avaient probablement pas connu, naquit à la bataille de Salamine. Quand la population rentra dans ses foyers, les moeurs étaient devenues démocratiques. La constitution ne tarda pas à l'être. Aristide lui-même, tout attaché qu'il était à la constitution de Clisthènes, sentit la nécessité d'un nouveau changement. Sa réforme ne nous est indiquée que d'une manière très-vague par Plutarque. Nous y voyons que tous les Athéniens sans distinction de naissance ou de fortune eurent accès aux chargesm et que « les droits politiques appartinrent à tous. n L'égalité fut alors complète. Solon avait fait disparaître, cent vingt années auparavant, les priviléges de la naissance; les priviléges de la richesse disparurent à leur tour. Les quatre classes ne subsistèrent plus que comme une division financière et militaire, pour fixer quelle part d'impôt chacun devait payer et dans quel corps de l'armée (cavaliers, hoplites ou troupes légères) chacun devait combattre. A la génération suivante, une nouvelle réforme fut opérée par Éphialte et par Périclès, c'est-à-dire par les chefs du parti démocratique. Les écrivains qui nous ont laissé le souvenir de cette réforme, ne nous renseignent que très-vaguement sur elle; ils sont du moins d'accord pour marquer qu'elle eut une très-grande importance. Nous avons déjà vu que dans la constitution solonienne il existait à côté de l'assemblée, ixxàylQia, et ATT -539ATT en dehors du sénat des prytanes, qu'on appelait le sénat d'en bas, x«tiw ¢ou)r , un conseil supérieur que l'on appelait le sénat d'en haut ou le sénat de l'aréopage, cvw ~ooar„ i «pries it you Rou),r. Ce n'était pas seulement un tribunal, aussi le nom de Stx«ar7iptov ne lui était-il pas appliqué en ce temps-là. Ses attributions judiciaires ne constituaient que la moindre partie de son pouvoir. Plutarque dit qu'il était le surveillant de toutes choses et le gar grande apparence que ces mots doivent être pris à la lettre et que nous devons voir dans l'aréopage de cette époque une de ces assemblées qui ont un droit de surveillance générale sur les pouvoirs publics, et qui, si elles n'ont pas l'initiative des lois nouvelles, sont au moins armées d'une sorte de véto pour s'opposer aux innovations. Nul changement ne pouvait être fait à la législation qu'avec son assentiment 38. Il partageait ainsi avec le peuple l'autorité législative, ou plutôt il empêchait que le peuple ne fût le maître des lois. Il exercait aussi une telle surveillance, non-seulement sur la vie privée des citoyens, mais encore sur les actes publics des magistrats, que les chefs de la cité semblaient moins dépendre du peuple que de l'aréopage. A cela s'ajoutait encore une autorité administrative qui paraît avoir été considérable. Les écrivains nous disent que ce sénat disposait des affaires les plus importantes (RÔIV 11.6y(aTwv xup(« (icu),r 33). Aristote donne à entendre que pendant les guerres médiques c'était lui qui gouvernait la cité, et il cite ce détail significatif que ce fut lui qui fixa la solde des matelots 34. L'aréopage était donc autre chose qu'un tribunal ; il était un conseil dirigeant et nous sommes portés à penser qu'il ressemblait alors beaucoup au sénat de Sparte ou à celui de Rome. La composition en était tout aristocratique. Il se recrutait lui-même, parmi les archontes sortis de charge, c'est-à-dire parmi ce qu'il y avait « de plus distingué par la naissance ou par la richesse 35. » Le peuple ne pouvait ni nommer, ni révoquer un aréopagite. L'aréopagite, placé au-dessus de toutes les magistratures, n'en pouvait plus briguer aucune ; en sorte qu'il n'avait rien à espérer du peuple, ni rien à en craindre. L'aréopage était donc à l'égard du peuple un corps absolument indépendant. Tant que ce sénat était armé de tels pouvoirs, le peuple ne pouvait pas être le maître. Éphialte les lui enleva. Il ne laissa à l'aréopage que ses fonctions judiciaires et le réduisit à n'être plus qu'un tribunal jugeant au criminel". La conséquence de ce changement fut qu'il n'y eut plus dans la cité athénienne rien qui ne dépendît du peuple. Il put faire et défaire les lois à son gré ; il fut affranchi de toute autorité. Le sénat des cinq cents ou sénat d'en bas n'était pas de nature à limiter les pouvoirs de l'assemblée populaire. Éphialte peut être considéré comme le véritable fondateur de la démocratie athénienne ; car c'est lui qui, suivant Diodore, abolit l'antique constitution, 'rà 7r«Tpt« voN.tuce xu'r aura 37, et Plutarque dit de lui, qu'en détruisant la puissance de l'aréopage « il versa toute pure et à pleine coupe la liberté au peuple et l'enivra S8. » On ne voit pas aisément ce qui pouvait manquer encore à la démocratie. Périclès remarqua pourtant que l'assemblée du peuple conservait, en dépit des lois, un carac tère quelque peu aristocratique. C'est que, nul ne pouvant voter qu'après avoir assisté à la séance tout entière et cette séance durant souvent tout un jour, il en résultait que la partie la plus pauvre de la population se trouvait par les nécessités mêmes de la vie journalière à peu près exclue de la vie politique. Il fallait qu'elle fît passer son travail avant le maniement des affaires de l'État et elle ne pouvait pas exercer une action constante sur le gouvernement. Périclès fit établir qu'une sorte d'indemnité de présence serait accordée à tous ceux qui assisteraient à l'assemblée (ire, ixxar,at«a rtx(lv). Cette indemnité, qui était d'abord d'une obole, fut portée ensuite à trois" ; elle représentait à peu près la valeur d'une journée de travail. De cette façon le peuple fut payé pour se gouverner lui-même. C'est à partir de ce moment que l'assemblée prit une physionomie véritablement populaire. La classe pauvre ne cessa guère d'y dominer, et comme l'assemblée était maîtresse de toutes les affaires sans exception, il en résulta que le gouvernement fut tout entier dans les mains de la foule. Les efforts qui furent tentés à plusieurs reprises pour rendre quelque influence à la classe riche ou au moins à la classe aisée, échouèrent toujours, et Athènes resta une cité démocratique jusqu'au temps où elle perdit son indépendance. IV. Comment fonctionnait le gouvernement démocratique. Les Athéniens entendaient par démocratie le gouvernement par tous, sans intermédiaire ni représentation d'aucune sorte. C'était un régime dans lequel la collection entière des citoyens, ô Sr,µoç, traitait directement et souverainement toutes les affaires de la cité. Nous allons essayer d'indiquer les principaux rouages et les procédés ordinaires de ce système politique. On croirait à première vue que ce gouvernement était le plus simple de tous et le moins compliqué. Il n'en est rien. Il exigeait de très-nombreux rouages et des règles fort minutieuses pour fonctionner régulièrement. Ce qui frappe d'abord, à Athènes, c'est la multiplicité des magistrats. Si nous voulons énumérer les principaux, nous trouvons en premier lieu l'Archonte, le Roi, le Polémarque, les six Thesmothètes ; ces neuf personnages étaient appelés, par un abus de mots qui était devenu général, les neuf archontes, quoique ce titre n'appartînt proprement qu'au premier d'entre eux, à celui qui donnait son nom à l'année. Choisis par le sort, ils inauguraient leur entrée en charge par des actes religieux ; leur principale fonction était d'accomplir les grandes cérémonies de la religion de la cité ; ils montaient à l'Acropole processionnellement, couronnés de myrte, visitaient les sanctuaires et avaient le droit de frapper de mort tout impie qui avait violé les secrets de la religion ". Il paraît que ces magistrats, qui dataient de la vieille époque sacerdotale, conservèrent encore un grand prestige au milieu de la démocratie. On ne leur laissait, à la vérité, aucun pouvoir effectif, mais on continuait à les entourer d'honneurs et de vénération. Ils semblaient' être encore les chefs de la cité. On voulait sentir leur présence dans tous les actes importants. C'étaient eux qui tiraient au sort les membres des commissions judiciaires; c'étaient eux qui les présidaient. Ils assistaient aux élections ; ils __PTT 5-40 ATT prononçaient les arrêts ; si le peuple révoquait un stratége, c'était par la bouche de l'archonte que la volonté publique devait s'exprimer. Rien ne se faisait par eux, mais tout se faisait devant eux et pour ainsi dire sous leurs auspices. Avec leur robe blanche et leur couronne de myrte, ils représentaient la sainte puissance de l'État ; ils donnaient aux décrets du peuple, aux arrêts des tribunaux leur consécration. Il fallait leur présence pour conférer à un contrat ou à un testament la valeur d'un acte authentique et sacré 4I. En second lieu, à côté des archontes, ni au-dessus niau-dessousd'eux, é taientles stratéges. Ce nom indique proprement des chefs de l'armée ; mais, comme l'armée se confondait avec le corps des citoyens, les stratéges étaient en même temps les chefs de la cité. Ils étaient au nombre de dix, parce que l'armée, comme la cité, se partageait en dix tribus. Ils faisaient les enrôlements. Ils jugeaient tous les délits relatifs au service militaire, ou du moins ils introduisaient les procès devant un tribunal. Ils avaient l'administration en même temps que le commandement, et leur autorité n'était guère moins étendue dans la paix que dans la guerre. Ils n'avaient pas d'attributions religieuses comme les archontes ; tout au plus accomplissaient-ils quelques cérémonies indispensables en temps de guerre, par exemple le sacrifice nécessaire au moment du départ d'une flotte ou d'une entrée en campagne ; en général, les stratéges, débarrassés du caractère sacerdotal qui s'attachait aux magistratures des vieux âges, étaient purement et complétement les chefs politiques de la cité. On ne saurait dire jusqu'où les textes de lois étendaient leurs attributions, mais on voit clairement dans les faits que c'étaient eux qui dirigeaient toutes les affaires. Ils étaient élus chaque année par le vote du peuple (yEtporov(a), et, à la différence des archontes, ils étaient indéfiniment rééligibles. -En troisième lieu, venaient des magistrats d'un ordre inférieur ; c'étaient les astynomes, qui avaient le soin de la police de la ville, les agoranomes, qui veillaient au bon ordre des marchés, les sitophylaques qui surveillaient la vente et l'approvisionnement du blé ; c'étaient, dans l'ordre judiciaire, les Quarante (oi TEaaaâxOVTz) qui parcouraient le pays en jugeant les causes de peu d'importance ; c'étaient les Onze qui étaient chargés de l'exécution des sentences des tribunaux. Dans l'ordre financier, nous trouvons les receveurs (naos€wrzi), les contrôleurs (ElOuvot), les trésoriers (Tap(at). Dans l'ordre militaire, il y avait, même en temps de paix, deux hipparques, dix phylarques, dix taxiarques. Enfin chaque tribu et chaque dême avait gérait les intérêts religieux et financiers de chaque circonscription. Nous ne parlons pas des prêtres (lepdaotot, yepapot, tEpreT(apyot, tupaopoi), ni des dix athlothètes qui préparaient pendant quatre ans les grands jeux des Panathénées, ni des théores que la cité envoyait aux sanctuaires de Délos et de Delphes, ni des avazyopat ni des lepopvr povEç qui allaient la représenter au conseil des Amphictyons ; chez tous ces personnages, le caractère de magistrat s'unissait dans une certaine mesure à celui de prêtre. On voit que dans ce gouvernement les fonctionnaires publics étaient fort nombreux. On peut encore remarquer qu'il n'existait entre eux aucun lien hiérarchique et qu'ils étaient absolument indépendants les uns des autres. Leur grand nombre et cette indépendance même faisaient leur faiblesse. Chacun d'eux était directement subordonné au peuple qui l'avait nommé, à qui il devait rendre des comptes, et qui pouvait le révoquer. Il y avait même à Athènes une institution singulière ; dans la première assemblée de chaque prytanie, c'est-à-dire tous les trentecinq jours, on examinait si chaque magistrat remplissait bien les devoirs de sa charge et l'on votait sur son maintien ou sa destitution 42. Cela suffit à nous donner l'idée de l'extrême subordination où le magistrat se trouvait à l'égard du peuple. Ni l'archonte ni le stratége ne ressemblaient au consul de Rome qui était supérieur à toute autre puissance tant qu'il était en charge, et qui était un maître pour la cité. Le magistrat athénien n'avait aucune autorité propre ; toujours sous la menace d'une révocation, il n'était que l'exécuteur des volontés du peuple. Au lieu d'être le chef de la cité, il en était le serviteur et le ministre. A côté de ces nombreux magistrats était le sénat des Cinq cents (I pou),rj). Chacune des dix tribus y était représentée par cinquante membres, et chacune d'elles à tour de rôle y avait la prééminence pendant la dixième partie de l'année. Cette prééminence s'appelait apuTave(a. Les cinquante sénateurs de la tribu qui exerçait la prytanie (T ,ç 7tp')Taveu0 S', ç (cu) tis) formaient une sorte de commission permanente qui ne quittait pas le prytanée, centre religieux de la cité. Leur principale obligation était d'accomplir chaque jour le repas sacré auquel on croyait que le salut public était attaché 43. C'est dans la nécessité d'accomplir ce rite de la religion de l'État qu'il faut peutêtre chercher l'origine du sénat des Cinq cents 44, aussi conserva-t-il toujours la marque distinctive d'un corps religieux ; il siégeait autour d'un autel et ses membres portaient la couronne sacrée 45. Il est vraisemblable qu'il était aussi ancien que le culte du prytanée, c'est-à-dire que la cité athénienne ; mais peut-être n'eut-il durant plusieurs siècles que des fonctions religieuses ; l'aréopage avait alors en mains, ainsi que nous l'avons vu, la justice et l'administration. Son importance paraît dater de Solon, d'où vient que les générations postérieures attribuèrent à Solon de l'avoir institué ; elle grandit après la réforme de Clisthènes, et surtout après celle d'Éphialte. Les Cinq cents héritèrent alors de quelques-unes des fonctions de l'aréopage et devinrent le seul conseil délibérant de la cité. Le sénat d'Athènes [eoutÉ] ne ressemblait en rien, pas même par le nom, au sénat de Sparte[GEROUSIA] ou à celui de Rome [sENATUS].Il n'était pas une réunion de vieillards nommés à vie. On y pouvait entrer dès l'âge de trente ans, et il était renouvelé chaque année. Nulle condition de naissance, de richesse ou de talent n'était exigée. L'expérience des affaires ne semblait pas même nécessaire pour en faire partie. Comme il n'avait eu, à l'origine, d'autre mission que de représenter l'union religieuse des tribus, tous les membres des tribus pouvaient y entrer indistinctement. Les sénateurs étaient désignés par la voix du sort. La Soxttv.aa(a n'écartait que ceux dont la probité ou les meeurs étaient suspectes. Pour que les hommes sans fortune pussent en faire partie, on établit, probablement -=ATT 5 au temps de Périclès, une indemnité journalière d'une drachme. Ce sénat était donc une réunion d'un caractère aussi démocratique que l'assemblée du peuple. Il était cette assemblée en raccourci. Comme il se renouvelait chaque année, il ne pouvait avoir ni intérêts ni traditions qui en fissent un corps distinct de la masse des citoyens. Il ne différait d'elle qu'en un point, c'est qu'étant moins nombreux et par cela même plus calme, on pouvait lui demander un travail plus continu et plus attentif. C'était une partie du peuple appelée à tour de rôle à remplir un devoir qu'on ne pouvait pas imposer au peuple tout entier, celui de consacrer toutes ses journées aux affaires publiques pendant un an ; car il se réunissait tous les jours, excepté aux grandes fêtes. Son rôle dans l'État n'était pas non plus celui d'une autorité distincte du peuple. Il n'avait, comme son nom même l'indique, qu'à délibérer, qu'à réfléchir, qu'à éclaircir les questions, qu'à donner des avis (rpoPou).aûuara). Les propositions de lois étaient examinées par lui avant d'être présentées à l'Assemblée. Il recevait avant le peuple les ambassadeurs étrangers. Avant le peuple, il vérifiait les comptes des magistrats. Il faisait en toutes choses le travail préparatoire. Il avait en tout le premier examen, mais il n'avait pas la décision. On pourrait le comparer à un conseil d'État chargé uniquement d'éclairer le souverain ". Le vrai et unique souverain était le peuple. Il se réunissait quatre fois par prytanie et plus souvent s'il était convoqué par les prytanes ou les stratéges. Toutes les affaires lui étaient soumises. Il faisait les lois, votait les impôts, décidait la guerre ou la paix, fixait le texte des traités. Il nommait les ambassadeurs et recevait ceux de l'étranger ; il n'y avait pas d'affaires si secrètes qui ne dussent être soumises au peuple entier ; même la politique extérieure, sauf des exceptions rares, était traitée au grand jour et devant la foule. Le peuple élisait ses chefs comme un souverain choisit ses ministres ; il leur demandait compte de leur gestion ; il décernait les récompenses et les honneurs publics. S'érigeant souvent en tribunal, il prononçait les peines de mort ou d'exil. Toute autorité émanait de lui et était responsable envers lui. Nulle liberté et nul droit individuel ne tenait contre ses décisions ; il pouvait condamner un citoyen au bannissement par une sentence d'ostracisme, sans alléguer même contre lui le moindre grief. En toutes choses, le peuple décidait arbitrairement et sans avoir d'autre loi que l'intérêt public. Cette assemblée, démocratique par sa composition, puisque les hommes recevaient le prix de leur journée pour pouvoir y assister, était démocratique aussi par sa manière de voter et par sa physionomie extérieure. Les hommes n'y étaient pas rangés dans des cadres, comme dans les comices romains. Il n'y avait rien qui ressemblât à des rangs, rien qui rappelât une distinction. Tous étaient mêlés ; le plus pauvre pouvait coudoyer le plus riche. Athènes ne connaissait non plus aucune de ces combinaisons par lesquelles Rome savait annuler la puissance du nombre. On ne votait ni par classes ni par tribus (sauf des cas exceptionnels) ; chacun levait la main ou jetait un caillou dans une urne, et tous les suffrages étaient également comptés. Dans ces assemblées la discussion était libre. Tout citoyen, pourvu qu'il eût trente ans et qu'il ne fût pas frappé de 1 c'' up.ta, c'est-à-dire de la perte ou de la suspension des droits politiques, pouvait monter à la tri_ hune et soutenir son opinion. Un héraut appelait l'un après l'autre et par rang d'âge ceux qui voulaient prendre la parole. Les Athéniens, comme dit Thucydide, ne croyaient pas que la parole nuisît à l'action. Ils voulaient être éclairés; ils tenaient en général à ce que les deux côtés de chaque question leur fussent clai rement présentés. Nul n'avait le droit de voter s'il n'avait assisté à la discussion tout entière et écouté tous les orateurs. L'assemblée, commencée dès le matin, durait quelquefois jusqu'au soir. Du reste, ces réunions n'avaient pas le caractère de turbulence que nous prêtons volontiers au peuple athénien. Le peuple était assis sur des bancs de pierre, soit au Pnyx, soit au théâtre de Bacchus. Aristophane dans ses Chevaliers le représente immobile, écoutant en silence, bouche béante. Ce devait être la physionomie ordinaire de ces assemblées qui se tenaient dans des enceintes consacrées, qui commençaient toujours par la récitation d'une prière 67, où l'on traitait plus souvent de sujets d'un intérêt religieux, 7repl tepmv xat 6 o,v, que de questions politiques, qui duraient fort longtemps, et où il est certain qu'on ne venait pas par plaisir ou par d ésmuvrement, mais par devoir, par contrainte et pour éviter la marque de la corde rouge ; encore savons-nous par Thucydide qu'on ne réussissait guère àréunir plus de 5000 citoyens. Il ne faut pas non plus nous représenter ici une populace absolument pauvre et grossière. Parmi ces hommes, il y en avait fort peu qui ne fussent au moins propriétaires d'un petit champ; il y en avait même fort peu qui n'eussent un esclave dans leur maison. Tous avaient é té soldats, avaient fait campagne et avaien t acquis en combattant pour la cité le droit de discuter ses intérêts. Tous ou presque tous siégeaient à tour de rôle dans les tribunaux, puisque, sur 15000 citoyens environ, 6000 étaient tirés au sort chaque année pour former le corps des héliastes. Il n'y avait presque pas un homme qui dans sa vie n'eût été ou ne dût être une fois sénateur, pas un qui n'eût rempli ou n'espérât remplir une des nombreuses magistratures. On était ainsi habitué et exercé à tous les devoirs du citoyen. D'ailleurs on acquérait nécessairement quelque expérience politique à assister si souvent à tant de discussions et à écouter forcément sur toutes choses le pour et le contre. La politique n'était pas pour l'homme d'Athènes une distraction exceptionnelle. Elle était une occupation régulière, fréquente, obligatoire, dont nos sociétés modernes, même les plus démocratiques, ne peuvent donner qu'une idée très-affaiblie. D'ailleurs le peuple, en sage souverain, savait s'assujettir à des règles invariables qui étaient comme autant de précautions qu'il prenait contre ses propres caprices et ses erreurs. Il ne discutait que sur les questions qui lui étaient présentées par le président des prytanes, plus tard par le président des proèdres (6 r , 7rpo€ifp(av Le). Il ne délibérait que sur ce qui avait été mûrement examiné par le sénat. II semble même qu'il n'eût pas, du moins à l'origine et dans les temps calmes, ce que nous appelons en langage moderne finit ative, et qu'il dût se borner à ratifier ou à rejeter les décrets que le sénat avait préparés. A l'époque de Périclès, on prenait encore quelques précautions pour que le peuple ne se ATT 542_ATT mît pas au-dessus des lois. On institua alors des magistrats qui étaient spécialement chargés de défendre les lois contre les caprices de l'assemblée ; ils avaient le titre de gardiens des lois, vouolé),mxrç. Au nombre de sept, ils siégeaient devant l'assemblée, au-dessus d'elle, et la surveillaient. S'ils la voyaient prête à violer une loi, ils levaient aussitôt la séance, et le peuple se séparait sans avoir le droit d'aller aux suffrages'. L'autorité des orateurs était considérable; ils étaient les vrais conducteurs du peuple (quxyroyoi) ; mais des lois sévères écartaient de la tribune ceux dont on pouvait suspecter la probité, et il y avait une Soxtuaafa pour les orateurs comme pour les archontes et les stratéges 50. Tout orateur qui émettait une proposition contraire aux lois existantes, pouvait être poursuivi devant les tribunaux. En vain obtenait-il l'approbation du sénat et du peuple ; en vain réussissait-il à faire accepter sa proposition et à la transformer en loi après un vote solennel; il en demeurait responsable; un ennemi, un adversaire, le premier citoyen venu pouvait dans le délai d'une année le traduire en justice, et il semble que le tribunal ne pouvait pas s'empêcher de le condamner à une amende pour ce seul fait que sa proposition, si utile et si juste qu'elle pût être, avait été contraire aux lois existantes. C'est ce genre d'accusation que l'on appelait ypayh Tapxvouwv 51. Le peuple lui-même était mis en garde contre la tentation d'innover dans les lois. L'initiative en cette matière appartenait exclusivement aux thesmothètes. S'ils croyaient utile d'abroger ou de modifier une loi, ils en faisaient la proposition non pas au peuple, mais au sénat. Après examen et en cas d'approbation, le sénat convoquait l'assemblée et lui faisait part du projet des thesmothètes. Mais le peuple n'avait pas tout de suite le droit de se prononcer ; il se contentait de nommer une commission chargée de débattre les avantages et les inconvénients de l'ancienne loi et de mettre en balance ceux de l'innovation qu'on proposait. Après ce nouvel examen et au cas seulement où la commission des mille nomothètes s'était prononcée pour la loi nouvelle, le peuple était convoqué et votait définitivement 52. Il est bien vrai que toutes ces règles n'empêchèrent pas toujours les fautes ; elles firent du moins que les fautes et les erreurs ne furent pas plus fréquentes qu'elles ne le sont dans toute autre espèce de gouvernement. On trouverait difficilement une constitution plus remplie de règlements minutieux, plus prudente, plus savamment combinée et en même temps plus harmonieuse dans toutes ses parties que la constitution athénienne, cette oeuvre lentement élaborée par une série de générations. Il serait téméraire de la juger d'après quelques plaisanteries d'un poête comique ou quelques phrases vagues d'un mécontent. On peut regarder comme certain que cette constitution inspira un sincère et durable attachement aux hommes qu'elle gouvernait. Nous nous tromperions beaucoup si nous pensions qu'elle ne fut chère qu'à des démagogues et à des esprits violents. Des hommes comme Aristide, Cimon, Nicias, Phocion, la respectaient. Ce qu'on appelait le parti aristocratique, qu'il ne faut pas confondre avec les factions des Quatre cents et des Trente, ne faisait pas une opposition systématique à cette constitution et visait seulement à ce qu'elle fonctionnât avec régularité et avec calme. Aussi Athènes présente-t-elle un spectacle unique au milieu des cités grecques. Partout ailleurs la démocratie ne fut qu'une horrible lutte entre les riches et les pauvres, entre les riches qui voulaient conserver leurs biens et les pauvres qui prétendirent partout se servir de leurs droits politiques pour s'emparer de la richesse, abolir les dettes ou partager les terres. Les spoliations, les confiscations, les guerres civiles et les massacres remplirent l'existence de toutes les villes grecques 53. Athènes presque seule en Grèce fut à peu près exempte de ces maux. La démocratie n'y connut pas la violence grossière qu'elle avait ailleurs ; on ne trouve dans son histoire ni abolition de dettes, ni partage de terres. On croit que les héliastes dans la formule de serment qu'ils prêtaient au commencement de chaque année, juraient à la fois de maintenir la démocratie et de ne tolérer ni partage de terres, ni abolition de dettes54. Les règles minutieuses imposées par la constitution, l'esprit des Athéniens, la douceur relative de leurs moeurs, la richesse même de la ville, le très-petit nombre de prolétaires comparé à celui des propriétaires 55 fonciers, toutes ces raisons firent que ce serment fut toujours tenu. FusTEL DE COULANGES.